Comment j'ai travaillé le riddim (1) de Mseken

Il y a deux ans, Karim est arrivé avec un nouveau texte qui parle de l'espérance. Il raconte la galère ordinaire des pauvres, et la solidarité qu'on ne leur témoigne pas assez. Il voulait un climat mélancolique mais enlevé, dans un style roots-reggae. Kader avait déjà une mélodie de guitare très prenante. Les harmonies mineures contribuent à la mélancolie de l'ensemble. Nous nous sommes assez vite mis d'accord sur un tempo lent (80 à la noire). Au départ, j'ai proposé un riddim binaire (2), sur le modèle de ce qui se jouait vers 1982 (un peu comme ce que joue Style Scott (3) sur Night Nurse, (4) ou Drummie Zeb (5) sur Love Fire)(6) , sans accent sur le charley (7) (Fig. 1).

Mais Kader, Abdellah et Karim n'aimaient pas trop le débit binaire ; il faut dire qu'en matière de roots-reggae ils préfèrent le one-drop (8) ternaire(9) , à la manière de Carlton Barrett (10) (Fig. 2).

Comme j'ai une deuxième caisse claire à ma gauche (sans peau de timbre (11) , pour qu'elle sonne comme une timbale latine), il aiment aussi les fameux roulements à la Carlton. J'ai donc repris au charley le débit ternaire que joue Sly Dunbar (12) sur Jah Works des Gladiators, sans aucun accent, mais plus lent (Fig. 3)

.
J'avais bien essayé de caser un fill (13) à la Steel Pulse à chaque fin de refrain (avec le premier temps vide et une pêche sur le 2ème temps), mais ça n'a plu à personne. Au passage, le tempo s'est passablement accéléré, vers les 94-96 à la noire. A part le fameux roulement de Carlton sur la timbale latine à l'intro (Fig 4)

et, avec des variations, au début de chaque couplet, les seules fantaisies que je me permets sont des remplissages au rim-shot, notamment pour répondre aux cocottes (14) de Kader (Fig 5),

et quelques figures de triolets et d'ouvertures au charley. Pour finir, le résultat est un one-drop tout-à-fait classique, sans ornement, un mélange des plans 2 et 3 ci-dessus. Cela contribue je l'espère à l'ambiance douce et grave de la chanson.Sur l'album, pour des raisons techniques, je ne joue pas de batterie sur ce morceau ; c'est une boucle qui tourne, programmée par Abdellah sur le synthé. Je me suis contenté d'ajouter un pattern de tambourin classique, sorte de shuffle reggae (voir partie de charley sur le plan 3 ci-dessus).

lexique:

(1) Riddim (créole jamaïcain pour " rhythm "). Nom donné au rythme de base d'un morceau (basse + batterie). Certains riddims sont devenus des standards, des modèles qui suffisent pour identifier la chanson : le " Natural Mystic ", le " Tempa ", le " Stalag ", etc. Ici, il désigne simplement la partie de batterie.
(2) Binaire. Terme de solfège rythmique indiquant que le temps est divisé en valeurs de notes multiples de 2 : croches, doubles croches, triples croches.
(3) Lincoln " Style " Scott. Batteur du groupe de studio et de scène Roots Radics, puis du collectif Dub Syndicate.
(4) Night Nurse. Chanson de Gregory Isaacs, sur l'album éponyme.
(5) Drummie Zeb (Angus Gaye). Batteur et chanteur du groupe britannique Aswad.
(6) Love Fire. Chanson d'Aswad, sur l'album A New Chapter (plus connue dans son excellente version dub, Dub Fire).
(7) Charley (cymbale charleston). Double cymbale actionnée par un mécanisme à pédale.
(8) One drop. Rythme traditionnel du reggae (né à la fin des années 60, mais développé dans les années 70) : tempo lent ou moyen, superposition d'un coup de grosse caisse et d'un coup de rim-shot (cercle de la caisse claire) sur les deuxième et quatrième temps de la mesure.
(9) Ternaire. Terme de solfège rythmique indiquant que le temps est divisé en valeurs de notes multiples de 3 : triolets ou sextolets de croches ou de doubles croches.
(10) Carlton " Carly " Barrett. Batteur de Bob Marley, un des inventeurs et des maîtres de la batterie reggae. Il formait avec son frère le bassiste Aston " Familyman " Barrett l'une des meilleures sections rythmiques du reggae.
(11) Peau de timbre. Peau inférieure de la caisse claire, où vibre habituellement un treillis métallique, le timbre.
(12) Lowell " Sly " Dunbar. Grand batteur et producteur, qui forme avec le bassiste Robbie Shakespeare l'autre grande section rythmique jamaïcaine, que s'arrachent les artistes de toutes les musiques.
(13) Fill. Remplissage : ornement rythmique qui complète ou casse le rythme de base pour relancer ou structurer le morceau.
(14) Cocottes. Effet de guitare rythmique en arpèges courts joués au médiator.

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